Pour faire simple, je m’appelle Shane, et j’ai vingt-quatre ans. Je suis né en Ecosse et j’ai grandi dans la ville de Los Angeles, aux États-Unis. Mon père était un américain pure souche tandis que ma mère était d’origine écossaise. Malgré tout, je garde la nationalité américaine. Je n’ai pas vraiment su pourquoi : j’ai le nom de famille de ma mère, mon père nous ayant abandonné à ma naissance. Nous avons déménagé à Los Angeles et avons obtenu la nationalisation du pays. Peut-être cherchait-elle à fuir sa famille, sa vie, elle ne me l’a jamais vraiment expliqué. Je n’ai jamais cherché à connaître mon père et c’est très bien ainsi. Malheureusement, quand on naît poisseux, on le reste. Si j’ai grandi de façon exemplaire, que ma mère était une personne adorable et que ma scolarisation n’a jamais connu de réel souci, la fatalité frappe toujours quand on s’y attend le moins : lors de ma première année à l’université, ma mère fut atteinte d’un cancer contre lequel elle n’a réussi à se battre. Accablé de tristesse, c’est à Las Vegas que je déménageai en laissant derrière moi un bout de mon être qui n’a jamais pu être comblé et ne le sera jamais. Je n’aime pas particulièrement parler de cette période, mais elle fait partie intégrante de ce que je suis. Je ne peux l’éviter. J’ai donc débarqué dans cette folle ville au milieu du désert, et de fil en aiguille, je me suis improvisé croupier. Que faire d’autre ? Je n’avais pas terminé mes études, je ne savais pas quoi faire de ma vie, et les tours de passe-passe se faisaient facilement leur place dans mon esprit. C’était simple, finalement. Après avoir passé un certain temps à jouer, même des petites sommes, le métier était entré facilement en connaissant le jeu et en observant les croupiers en face de nous. Je n’ai eu qu’à prouver mon talent. Un autodidacte, c’est toujours apprécié. C’est ainsi que j’ai occupé mon temps pendant quelques années. Jusqu’à ce qu’elle arrive dans ma vie. Une cliente, un regard, un échange timide, un appel, un rendez-vous, et vous imaginez la suite. La plus belle chose qui ait pu m’arriver depuis que ma mère était décédée. Finalement, tout n’était pas si noir. A ses côtés, j’ai retrouvé le sourire. Une relation quasi parfaite, en sommes. J’étais apaisé. Et ce fut à ce moment que la fatalité frappa de nouveau. Vous avais-je dit que la chance n’était aucunement de mon côté ? C’est chose faite. Il s’agissait d’aliens. Pas ceux que nous connaissons sous une forme affreuse venus vous tuer. Non, c’était bien pire. Des extra-terrestres à l’apparence argentée munis de multiples tentacules reliés à un corps faisant penser à un vers. Ils n’étaient pas venus nous dévorer, loin de là ; nous nous faisions posséder, en gros. Les vers étaient implantés dans notre corps et nous n’en avions plus le contrôle. Les esprits humains ont donc peu à peu perdu leur place sur cette terre. Je pense que je ne vous apprends rien en vous expliquant ceci, aussi je vais m’arrêter là concernant leur venue. Ceux qui ont pu en réchapper se sont réfugiés dans le désert, dans des espèces de grottes afin de résister à l’invasion. Il était impensable pour les humains restant de se faire habiter par une âme et complètement disparaitre sous sa force. Le désert, ça me connaissait. On pouvait dire que Las Vegas m’avait bien formé ; ce n’était donc pas le pire dans tout ceci. Le pire était la disparition de celle pour qui mon cœur battait. Dans la panique, je la perdis et ne la revis jamais. Je peux aisément supposer qu’elle est à présent l’une des leurs, je ne suis même pas sûr de vouloir recroiser sa route. Je ne dis pas par-là qu’elle est faible, au contraire d’ailleurs, mais je ne peux espérer la trouver parmi les résistants. Car en ce qui me concerne, j’eus pour le coup la chance de ne pas me faire attraper et tomber sur des humains, apprenant l’existence de groupes de résistants ne voulait céder leur enveloppe charnelle aux âmes. J’en rejoignis un et me fis ma place comme chacun afin de survivre face aux vers. C’est à cela que se résume ma vie, à présent…

Des cris, des pneus qui crissent, des poings qui s’abattent, une chute, un craquement, un long rampement. Et puis, plus rien. Le noir complet. Si la chance n’avait finalement pas tourné ce jour-là, j’aurais pu ne pas raconter tout ceci. J’aurais pu avoir un de vers dans la nuque, et avoir complètement disparu. Étrangement, cela ne se passa pas de cette façon. Je me réveillai dans une chambre, du moins c’est ce qu’il me parut. Le lit avait l’air plutôt bien abimé, il n’avait même pas de drap, et c’était à peine s’il présentait un matelas entier. Quant à la couverture, elle n’avait pas une apparence bien fraiche, si je puis dire. Me redresser fut une épreuve conséquente et je dus m’y reprendre à plusieurs fois. Où diable me trouvais-je ? Il y avait eu ce raid, cette bagarre, ces coups, cette souffrance… si je n’étais pas de retour parmi les miens, que faisais-je dans un endroit si peu recommandable, de toute évidence ? Je n’eus pas à attendre longtemps la réponse car j’entendis du bruit dans le coin de la pièce. Était posée là une chaise, avec un occupant. Ou plutôt, une occupante. Un coup d’œil à son visage me suffit pour me crisper alors que j’avais des courbatures dans tout mon être. Ses yeux. Les yeux qui me fixaient étaient lumineux et criaient à la possession. Un guérisseur ? J’allais avoir droit à mon vers, finalement. Je me sentis défaillir alors même que je venais de me réveiller. Cependant, il y avait quelque chose qui ne collait pas. Pourquoi m’implanter dans un tel décor ? Ils n’avaient plus de place dans les hôpitaux ? L’hygiène n’était certainement pas au rendez-vous, alors pourquoi ? Des yeux bleus je passais au visage de la jeune femme qui se tenait devant moi. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Je cru que c’était elle. Ses cheveux avaient la même blondeur éclatante, mon regard se voila l’espace d’une unique seconde. Je me secouai et tentai de me redresser un peu plus afin d’être à demi assis, mais l’effort m’attira un lot de grimaces. Elle s’avança près du lit et me tendit… de l’eau. Alors quoi, elle prenait soin de moi afin de m’implanter plus tranquille ? Je ne fis aucun geste, ne laissai rien paraître. Qu’avaient-ils encore inventé pour nous amadouer ? « Je ne vais pas te tuer, sinon je t'aurais laissé mourir là-bas... » Je fronçai les sourcils. Qu’est-ce qu’une âme gagnait à aider un humain, surtout sans compensation ? Et surtout un résistant… Je devais bien lui accorder un point : même si tout ceci était loin de m’inspirer confiance, elle aurait pu me tuer depuis longtemps. Je ne savais pas depuis combien de temps je dormais – ou étais même inconscient – mais l’évidence était celle-ci : j’étais vivant. Alors finalement, j’acceptai l’eau qu’elle me tendait. Si elle était empoisonnée, j’allais vite le savoir. Mais il n’en fut rien. D’un simple geste de la tête, je fis mine de la remercier. Je me heurtai de nouveau à sa beauté ; si je m’efforçais de ne pas penser à celle qui occupait mon esprit, je devais bien confesser qu’elle était réellement belle. Mais je m’écroulai sous la fatigue et la douleur.

Les jours passèrent ainsi ; je reprenais conscience, l’inconnue aux yeux terrifiants me sustentait, puis je me rendormais. Lorsqu’une semaine passa, puis une deuxième, il m’était possible de tenir plus longtemps. Je me redressai complètement, et je devais bien avouer que c’était grâce à elle – Soleil-éclatant. Si je ne parlais quasiment pas, voire pas du tout, elle essayait de meubler les moments d’interrogations silencieuses. J’appris qu’elle se blessait de façon volontaire afin de se rendre en hôpitaux pour voler de la médication avancée appartenant aux âmes. Une technologie non maîtrisée par les humains qui guérissait bien plus vite et plus facilement. C’est ainsi qu’elle me soigna. J’avais été blessé à la tête et m’étais cassé une jambe, si j’en croyais ses dires, tout comme j’avais dormi plusieurs jours après qu’elle m’ait amené dans cet hôtel désaffecté, sombrant dans une espèce de coma. En clair, si j’étais en vie et que mon état de santé s’améliorait, c’était entièrement grâce à elle. Une chose réellement difficile à concevoir lorsqu’on est un résistant ne pouvant accorder une quelconque patience à une âme. J’étais en conflit avec moi-même. Faire confiance, y voir un piège, ou accepter simplement son aide alors qu’elle est complètement injustifiée… J’avais du mal à m’y retrouver parmi mes pensées, mes réflexions, mes sentiments… non, pas mes sentiments. Ou peut-être ? Non, c’était inconcevable. Peu à peu, l’image de mon amour perdu s’en alla. Elle ne disparut pas ; elle ne disparaîtrait jamais. Mais Soleil avait pris une place entière dans ce conflit intérieur. Et plus j’essayais de la repousser, plus je voulais en savoir plus. Oh non, je ne posais pas de questions. Je m’en empêchais. Ce n’était pas normal, pas faisable, pas envisageable. Je finis donc par m’interdire d’y penser. Je passai encore un certain moment dans cette chambre, reprenant du poil de la bête. Je me remis à marcher, à me nourrir seul, à me laver, changer mes vêtements parmi ceux laissés dans cet endroit que je nettoyai ou ceux ramenés par Soleil qu’elle dégotait je ne savais où. Je n’étais même pas certain de vouloir savoir ce qu’elle faisait en dehors de cet hôtel. Elle pouvait très bien mettre au point une nouvelle stratégie des âmes, me faisant croire qu’elle était de mon côté. Mais finalement, je fus certain de ses intentions le jour où, totalement guéri, je m’en allai. Elle m’emmena loin d’ici, en voiture, afin de retourner dans le désert d’où je venais et où elle me laissa partir. Si son visage semblait inexpressif, ses yeux me paraissaient crier. Du moins, ils avaient une sensibilité que je n’avais vue chez aucun hôte. Jamais je n’aurais un jour songé rencontrer une âme si impliquée dans la survie d’un humain. Jamais je n’aurais un jour songé rencontrer une âme qui serait prête à soigner un résistant, ne pas suivre la ligne de conduite dictée par les haut placés. Non, jamais je n’aurais cru un jour pouvoir ressentir ceci pour une paire d’yeux bleus effrayants. Si je ne voulais accepter ce qui m’arrivait, je devais bien concevoir lui être reconnaissant pour avoir pris soin de moi. Et ça, c’était une chose que je ne pouvais oublier, que je ne pouvais renier. Lorsque j’ouvris ma portière, quelque chose m’arrêta. Ce goût d’abandon, de trahison. Alors qu’il n’en était rien. Si… ? Je mis les pieds à terre, me redressai, bouteille d’eau à la main. Bouillant à l’intérieur, je me retournai vivement, frappai la portière arrière sans vraiment l’amocher, et remis un genou dans le véhicule. Sans réfléchir, sans penser, sans m’ordonner de fuir, j’embrassai Soleil sans même avoir la décence de lui demander son avis. Oui, la quitter me déchirait, et je refusais de l’admettre. M’éloignant finalement, je fixai le sol en lâchant un simple « Je te sauverais. » Et alors en n’attendant aucune réponse, je fermai la portière et m’éloignai dans le désert.