Il parait que lorsque l’on frôle la mort, on voit sa vie défiler. On ne peut pas dire que c’est ce qu’il m’est arrivé. Le jour où j’ai cru que j’allais mourir est arrivé il n’y a pas si longtemps que cela. On peut penser tout ce que l’on veut, on peut croire n’importe quoi, mais même l’homme le plus fort aurait eu une seconde de trouille en apprenant que nous étions envahis. Tiens, prenez Superman, c’est quand même le gars par excellence capable de sauver toute une population. Votre bus tombe dangereusement dans le vide, Superman arrive. Mais là, s’il avait réellement existé, il n’aurait pas pu faire grand-chose. Il aurait flippé pendant une minute, en se disant qu’il ferait mieux de rentrer sur sa planète plutôt que de rester sur Terre. Voilà un peu dans quel état d’esprit j’étais. Si je l’avais pu, j’aurais vite fait pris une fusée pour décoller sur ma planète d’origine sauf que j’étais né sur Terre, j’avais vécu sur Terre et je mourrai sur Terre. Enfin bref, je n’avais pas vu ma vie défiler lorsque j’avais failli mourir le jour où ils avaient débarqué. Peut-être que je n'étais pas assez proche de la mort. Après tout, une invasion ne signifiait pas pour autant décéder. Puisque la mort n’a pas suffi à me rappeler tous les moments marquants de ma vie, je vais le faire.
▲ ▲ ▲
«
RAPHAEL ! RAAAAPH ! » «
Quoi m’man ? » L’adolescent de dix-sept ans qu’il était alors entra dans la chambre de sa mère. Depuis qu’elle était enceinte, il avait pris l’habitude qu’elle l’appelle à toute heure, en criant comme pas possible. Elle était enceinte et par définition, irritable. Avec son beau-père, Raph avait convenu qu’il valait mieux exaucer toutes ses prières pour ne pas qu’elle les étouffe avec un chausson. Il s’efforçait donc d’être aux petits soins. Ce n’était pas évident. Il avait autre chose à faire que de s’occuper d’une mère-baleine mais soit. C’était temporaire. Il restait encore trois semaines à tenir. Ils survivraient. «
Wow, c’est quoi toute cette flaque ? Il y a une inondation ? » «
Mais non, idiot ! Je perds les eaux ! » Elle lui fourra dans les bras la valise qu’elle préparait depuis des mois, en prévision du départ à l’hôpital. Il ouvrit la bouche. Fallait que ça tombe sur lui ! Où était Henry quand on avait besoin de lui ? Il était le fils, il n’était pas censé gérer ça. La panique le prit mais sa mère ne le laissait pas avoir peur. Elle lui donna un coup de coude en le dépassant, signe qu'il avait tout intérêt à bouger ses fesses. «
Maman, on fait quoi ? » Il attrapa la valise et suivit sa mère dans le couloir. Elle se retourna juste pour le fusiller du regard. Okay, il avait dit quelque chose qu'il ne fallait pas. Vivement que ce bébé sorte qu’elle retrouve sa vraie personnalité ! Elle pouvait être adorable en temps normal, sauf que là, c’était une vraie peste. «
Tu veux toujours devenir flic ? Non parce que si tu demandes à un cambrioleur ce que t’es censé faire, mon pauvre vieux, t’es pas prêt de réussir ! » Elle lui attrapa la main et la serra aussi fort qu’elle le pouvait. Qu’est-ce qu’il avait fait encore ? Il se fit la promesse de ne plus être surpassé par les évènements. Ça valait mieux pour lui et sa main, accessoirement. «
Aïe ! Maman, ça va. Pas besoin de me faire mal, j’ai compris ! » «
Contraction… » siffla-t-elle entre ses dents. Ah. Okay. Il devait reprendre le dessus. Il se secoua mentalement, attrapa, valise, bras de sa mère et les entraina dans les escaliers en faisant attention à la femme enceinte. Il ferait payer son beau-père de l’avoir abandonné. Quel idée de travailler alors que sa propre femme va bientôt accoucher ! Il abandonna sa mère dans l’entrée et courut chercher la voiture pour l’avancer jusqu’à la porte. «
On peut y aller. J’appellerai Henry quand on sera arrivé. » Il fit entrer sa mère dans la voiture, jeta la valise à l’arrière et se plaça devant le volant. Ça ne faisait qu’un an qu’il avait le permis et c’était sa première « urgence ». Il n’était pas sûr de pouvoir conduire convenablement. Il prit une inspiration, puis appuya sur l’accélérateur en relâchant l’embrayage. Vingt minutes plus tard, il arrêtait la voiture devant la porte des urgences. Des médecins prirent en charge sa mère pendant que Raphaël essayait de joindre Henry. D’après la secrétaire, il était en rendez-vous extérieur. Il ne rentrerait pas avant trois bonnes heures. Il retourna auprès de sa mère, avec la mauvaise nouvelle à annoncer. «
Il ne pourra pas venir, je suis désolé. J’ai pas réussi à l’avoir. » Une sage-femme arriva, un dossier dans la main. «
On va vous emmener en salle d’accouchement, votre dilatation est déjà bien avancée. Ça devrait être l’affaire de deux heures. Votre mari va arriver ? » «
Pas tout de suite. Mais Raph va m’accompagner. » «
HEIN ? » Il n’était pas sûr d’avoir bien entendu et surtout, de vouloir faire
ça. Il échangea un regard avec sa mère. Elle avait tellement fait pour lui. Elle l’avait protégé, l’avait aimé et l’avait aidé même quand il avait été un enfant difficile. Ses parents avaient divorcé et Raph ne l’avait pas supporté. Sa mère l'avait aidé à traverser cette étape. Il pouvait faire ça pour elle. Même si il aurait préféré l’éviter, après tout, c’était assez intime comme moment. «
Okay. Allons-y. » Il suivit le cortège dans le couloir jusqu’à la salle de travail. Ils s’étaient toujours serrés les coudes. Ils s’étaient toujours sentis complices. Ils s’aimaient. Et encore une fois, ils prouvèrent qu’ils n’avaient besoin de personne d’autre pour passer des caps importants dans leur vie. Ensemble, ils assistèrent à la naissance de Thomas Jones. Raphaël fut celui qui le serra contre lui en premier. Il le présenta à son beau-père avec fierté et fut heureux de le voir grandir. Il se promit d’être toujours là pour lui, quoiqu’il arrive.
▲ ▲ ▲
Vite. Il fallait aller vite où sinon, on allait les trouver. Les gestes de Raphaël étaient précis tout en étant hésitants. Sa mère lui avait fait promettre de prendre soin de son petit frère et il comptait bien honorer sa promesse. Il était venu dans la maison familiale dès qu’il sut qu’une invasion avait lieu. Il n’avait pas voulu laisser sa famille seule. Aujourd’hui, ils n’étaient que deux : Thomas et lui. Et les ennuis approchaient. Du coin de l’œil, il voyait son demi-frère recroquevillé. Il avait peur. C’était normal, à douze ans, il devait sentir la situation lui échapper. Cependant, Raphaël n’avait pas le temps de le rassurer. De toute manière, qu’est-ce qu’il aurait pu lui dire ? Il retourna les tiroirs du bureau à la recherche de l’arme de son beau-père. Ce fin chasseur et défenseur du port d’armes en avait toujours une ou deux cachées. Il fallait juste que Raph les trouve. Avec soulagement, il mit la main sur un boitier. En l’ouvrant, il découvrit l’arme. Un revolver qui n’avait jamais servi. En quelques secondes, il vérifia qu’elle était chargée et utilisable. Il abandonna le coffret sur le bureau en fouillis et se précipita sur son frère. «
Tommy, viens. » Raphaël attrapa avec autorité la main de son demi-frère et l’entraina à sa suite. Ils coururent dans le couloir jusqu’à la chambre d’enfant de Thomas. L’ainé referma la porte derrière eux et la barricada avec ce qu’il trouva dans la pièce. Si les envahisseurs voulaient entrer, ils le feraient. Ce n’était pas une chaise et une table de chevet qui les en empêcheraient. Il demanda à Thomas de fermer le volet des fenêtres. Pendant ce temps, Raphaël se précipita sur la penderie, attrapant un sac-à-dos dans lequel il fourra quelques habits de rechange pour son frère, un téléphone, des jumelles que Thomas utilisait pour jouer du haut de sa cabane, des ciseaux – sait-on jamais si on pouvait tuer avec. La prochaine étape serait la cuisine. Ils devaient prendre de quoi manger. Le plan était simple : rejoindre Andrew avec vêtements et ravitaillement. Ensuite, ils iraient dans un endroit sécurisé. Raphaël voulait croire qu’aucun mal ne serait fait à un gamin de douze ans, mais il ne voulait prendre aucun risque. Il devait mettre en sécurité Thomas. Il devait le protéger et le défendre. Andrew lui avait parlé d’un endroit parfait pour ça. Ils y parviendraient. «
Thomas, on va dans la cuisine et après, promis, on se casse. » Au regard que lui adresse l’interpellé, Raph comprit que ce n’était pas les mots qu’il aurait voulu entendre. Rester dans cette maison serait encore plus dangereux que sortir en pleine rue, il ne s’en rendait pas compte. «
Je te jure, Tommy, tout se passera bien. Tant que tu restes derrière moi, tu seras en sécurité. Okay ? » «
Oui… » «
Super ! Aide-moi. » Raphaël entreprit d’enlever les quelques meubles qu’il avait placé devant la porte et s’avança dans le couloir. Il marchait doucement. Il savait que les traqueurs les avaient repérés. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils n’arrivent. Si ça se trouvait, ils étaient déjà là. Il tenait d’une main, le sac-à-dos, de l’autre, la main de Thomas. Les deux choses les plus importantes à cette heure précise. Au moment de tourner vers la cuisine, en bas des escaliers, Raph lâcha la main de son frère afin de se saisir du revolver glissé dans son jean. Il ne connaissait pas encore les ennemis qu’ils devaient affronter, il n’avait aucune idée de ce qui pouvait les arrêter. Une arme à feu ne semblait pas de trop. «
Attends-moi ici, Tommy, je vais vérifier qu’on est seul. » Le garçon hocha la tête. Son frère pesait chaque pas qu’il faisait. Il était attentif à tout, retrouvant ses instincts d’ancien policier. Il avait arrêté sa carrière dans les forces de l’ordre après s’être fait tiré dessus. Il avait passé deux semaines à l’hôpital, trois mois de rééducation et avait hérité d’une cicatrice de cinq centimètres au bras. Cet accident l’empêchait maintenant de tenir longtemps une arme de façon stable et lui enlevait la précision de ses tirs. Il s’était alors réorienté vers une carrière de détective privé. La voie était libre. Il se retourna et appela son frère mais personne ne vint. Il attendit dix secondes, puis vingt, puis une minute. Aucune réponse. Alors il retourna sur ses pas. «
Thomas ! Bordel, t’es où ? » C’est là qu’il l’entendit. Le cri que poussa le garçon à l’extérieur de la maison. Le sang de Raphaël ne fit qu’un tour. Il savait ce qu’il se passait. Il se rua sur la porte de la maison et l’ouvrit à la volée, juste à temps pour voir une femme et un homme embarquer son frère. Il courut sur quelques mètres avant de s’arrêter et de viser les kidnappeurs de son arme. «
THOMAS ! Laissez-le ! Laissez-le ou je te tire ! » La femme sembla lui jeter un regard qu’elle détourna immédiatement. Elle n’avait pas peur. Elle n’avait pas tort. Raph hésitait à tirer. Il ne savait pas si c’était une bonne idée. A cette distance et avec une cible mouvante, il n’était pas certain de ne pas toucher Thomas. Il baissa l’arme et entreprit de courir de nouveau vers eux, râlant contre lui-même d’avoir perdu autant de temps. Mais c’était trop tard, Thomas avait disparu avec les deux traqueurs. Ils l’avaient emmené. Ils l’avaient attrapé. Ils allaient en faire une expérience. Ils allaient lui injecter une âme. Il avait échoué. Lamentablement échoué. Il n'avait pas su le protéger. Raphaël se laissa tomber par terre. Son petit frère ne serait plus jamais ce qu’il était. Bordel de merde.
▲ ▲ ▲
«
Hey mec, on y va ? » Avec son sac en travers du dos et ses lunettes de soleil sur le nez, Raphaël était prêt, limite pressé comme si il avait rendez-vous avec le destin. Cette sortie n’avait pourtant rien de particulièrement réjouissante. Ils s’apprêtaient à partir dans un raid. Objectif : ramener de la nourriture pour quelques jours et, peut-être, tomber sur des humains sans problème de double personnalité. Mais il aimait bouger et il voulait voir où en était le monde. Il attendit que son ami se lève pour sortir de la grotte. Un petit groupe les attendait déjà dehors. «
On peut y aller. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils se mirent en route, en direction d’une ville à quelques centaines de kilomètres. Le trajet se fit sous un soleil de plomb et dans le silence. Chacun profitant de ce moment pour se concentrer et pour garder de l’énergie, histoire d’être prêt à affronter ce qui les attendait dans la ville. A l’entrée de l’agglomération, ils se divisèrent en petits groupes. Raphaël partit vers le nord avec celui qu’il était allé chercher dans la grotte. Au bout de deux minutes, il s’arrêta. «
Si je reviens pas d’ici dix minutes, partez sans moi. » Son coéquipier lui jeta un regard curieux. Raph le connaissait, il allait lui sortir une blague vaseuse pour montrer que ça ne lui plaisait pas trop d’être laissé seul. Il poussa un soupir, agacé d’avance. «
Tu vas faire quoi ? Tu vas pisser derrière une maison ? » «
Bien sûr et, en passant, je vais même faire un petit plongeon. » «
Ahah, très drôle. Te perds pas. » Le résistant s’éloigna alors que Raphaël avait déjà tourné le dos. Ce que faisait Raphaël ne regardait que lui, tant qu’il ne mettait pas en danger le groupe. Il alla de rue en rue, se faisant le plus discret possible. Les lunettes de soleil lui permettaient de cacher la couleur de ses yeux mais ça ne faisait pas tout. Il finit par remonter une allée qui le conduisit jusqu’à une maison. Il jeta quelques coups d’œil aux alentours, puis à l’intérieur de la maison à travers les fenêtres. Apparemment, il était seul. Il fractura la serrure, en donnant un coup dedans. La minute d’après, il était dedans et refermait déjà la porte. La maison était typiquement américaine. Grâce à la décoration, il pouvait déduire que la famille qui y avait habité était riche et avait bon goût. Il passa les trente premières secondes à épier tous les bruits de la bâtisse, à la recherche d’un craquement suspect. Finalement, il quitta l’entrée, se lançant dans une visite des lieux. DVD, livres, lampe de torche, denrées alimentaires vinrent remplir son sac. Avec tout ça, il aurait de quoi tenir deux ou trois jours. Il allait passer à l’étage lorsqu’il entendit une vitre se briser. Il se figea, à l’affut, Le bruit venait de quelque part à une dizaine de mètres de lui, sur sa gauche. Le salon. Il ne s’agissait pas des propriétaires, ils n’auraient pas explosé une fenêtre pour entrer chez eux. Alors, c’était les traqueurs. Il se précipita dans les escaliers. Plus la peine de vouloir être discret, de toute manière. En-haut, il faillit trébucher sur le tapis. Il donna un coup de pied dedans, pestant contre celui qui avait eu l’idée d’en mettre un pile à cet endroit. Il entra dans la chambre parentale qu’il ferma avec une cravate qui trainait. Ils auraient du mal à enclencher la poignée, au moins. Il ouvrit la fenêtre, sa seule issue de secours. Elle donnait sur un jardin délimité par une barrière, cette dernière séparait le terrain d’un parc aux arbres et aux buissons feuillus. Parfaits pour s’y cacher. Il les avait repérés lors de sa visite et se félicita de l’avoir vu. Il passa par la fenêtre, assurant son équilibre grâce à la bordure. Il y avait peut-être trois mètres de hauteur. Il pourrait y arriver. Un jeu d’enfants. Alors il sauta sans trop réfléchir. Il y arriva mais sa jambe droite amortit la chute dans un craquement. Quel crétin. Une douleur sans précédent lui envahit le membre, se déplaçant jusque dans son dos. Une bouffée de chaleur le surprit alors qu’il était lamentablement vautré dans l’herbe. Merde. Une bordée d’injures lui vint à l’esprit mais il se retint. Ce n’était pas vraiment le moment. Mais bon sang, qu’est-ce que ça faisait mal ! Heureusement, l’adrénaline l’anesthésiait quelque peu. Il se hissa lentement sur sa jambe valide, récupéra le sac et sauta à cloche-pied jusqu’à la lisière du jardin. Il n’en menait pas large à ce moment-là. Sa fierté était bien loin. Elle avait sauté avec lui mais s’était barrée vite fait. S’il avait eu un doute sur sa capacité à se réceptionner, il avait la réponse maintenant. Il escalada la barrière en grimaçant et jeta un dernier regard en direction de la maison. Il percevait des voix mais personne ne semblait venir. Miracle. Il s’éloigna de la barrière pour être dissimilé par la verdure. Lorsqu’il pensa être assez loin, il envisagea pendant une seconde de grimper dans un arbre. Finalement, il abandonna très rapidement l’idée. Il était incapable de tenir sur sa jambe cassée, alors monter dans un arbre… Il se laissa donc tomber dans un coin où les buissons étaient maitres, sortit son revolver, une bouteille d’eau et une barre de céréales de son sac. L’attente serait longue. Enfin, attendre quoi ? Il allait devoir s’occuper de sa jambe. SI ça se trouvait, son groupe était déjà reparti. Il était dans un gros merdier. Une heure, peut-être deux passèrent. Raphaël n’était plus depuis longtemps sous l’effet de l’adrénaline. Il essayait de faire passer la douleur en canalisant son attention sur sa respiration mais la méthode était plutôt médiocre. Au bout de trois heures, alors qu’il commençait à somnoler, il entendit des pas, des bruissements. Quelque s’approchait, il en aurait donné sa main à couper – quoique non, sa jambe cassé lui suffisait. Il recula dans sa cachette et attrapa l’arme à feu. C’est là qu’il la vit pour la première fois. Des cheveux bruns ondulés, un visage parfait, des prunelles… des prunelles bleues. Plutôt que la viser de son arme, il attendit. Peut-être était-ce suicidaire mais il avait envie d’y croire. Elle ne cria pas, elle ne le menaça pas, elle ne le frappa pas, elle ne le dénonça pas. Non, elle lui tendit la main. Une main qu’il prit et qui les amena quelques semaines plus tard à retourner ensemble à la grotte.