Des émotions inconnues m’envahissent. J’essaye de mettre un mot sur chacune d’elle.


« Va-t’en, Mél ! Cours ! » hurle Fred.
Je n’obéis pas. Je ne vais pas le laisser là, tout seul face à ces monstres. Je recharge mon fusil et me jette sur un des Traqueurs. Ils ne nous attraperont pas. Cela n’arrive qu’aux autres. Mon poing atterrit dans sa mâchoire et il tombe à terre. Je pointe mon fusil sur lui et je tire. Je ne regarde même pas si la balle l’a tué car un autre me chope à l’épaule et me fait violemment reculer. Fred m’aide à m’en débarrasser et me prend la main avant de se mettre à courir. Si on réussit à sortir de cet endroit, on est libre. Il suffira simplement de démarrer la bagnole et de se tirer. C’est une vieille usine abandonnée, et on dirait un labyrinthe. On va y arriver. On va y arriver. Je suis essoufflée, fatiguée de courir, encore et encore. Mais je suis une battante. Je n’abandonnerais pas.


Elle a peur. Je le ressens. Elle est terrifiée, et moi aussi.

« FRED ! » hurlé-je.
Une balle des Traqueurs a atteint mon frère à la jambe. Il s’effondre sous mes yeux, en gémissant. Je tire, sans prendre le temps de viser. Une fois, puis deux.
« Foutez-nous la paix, saleté de microbe ! Laissez-nous vivre ! »
Avec toutes les forces qu’il me reste, je tire sur le bras de Fred pour tenter de le faire glisser. Pas question que je le laisse ici, comme il me le demande depuis quelques secondes.
« Aucun mille-pattes ne prendra le contrôle de ton corps, je te le promets ! »
« Alors tue-moi, Mélodie ! Et sauve-toi ! »
« FERME-LA ! »
Je le vois serrer les dents. Je ne peux pas le laisser mourir ! Il est tout ce qu’il me reste !
Ils nous encerclent à présent. Nous sommes perdus. Leurs armes sont braquées sur nous. Je lève les bras et lâche mon fusil, essayant de gagner un peu de temps. Je me baisse à la hauteur de Fred. Nos regards parlent pour nous. Il n’y a plus qu’une seule solution. Et je viens de le comprendre. Je sors un petit revolver de derrière ma chemise et le braque sur la tempe de mon frère. Mes yeux se remplissent de larmes. Il pose sa paume sur le dos de ma main.
« Je t’aime, Mél. On se retrouve là-haut. »
« NON ! » s’écrie un Traqueur.
Et tandis que je ferme les paupières, Fred presse la détente, son index par-dessus le mien.

Le chagrin se répand en moi comme une décharge électrique. Mon nouveau cœur bat de plus en plus vite. Je n’ai jamais ressenti ça. C’est intense. Tellement intense que ma poitrine va exploser. Aidez-moi, je vous en prie ! Ses souvenirs vont me tuer ! pensé-je. Je veux crier. Mais rien ne sort de ma bouche.


Je ne suis pas aussi courageuse que mon frère. Et je fais l’erreur d’hésiter une minute avant de me tirer une balle dans la tête. Je sens deux paires de mains m’attraper et m’obliger à me lever. Je fixe le corps sans vie de Fred. Son sang coule sur le sol et je me sens vide. Ni colère, ni chagrin, ni haine. Les Traqueurs m’entraînent loin de l’usine et loin de mon frère. J’aperçois leurs voitures garées en vitesse sur le parking. Je sais pourquoi ils ne m’assomment pas maintenant. Ils pensent que j’ai abandonné. « Tu es une battante, Mélodie. Ne baisse jamais les bras. » chuchote la voix lointaine de Fred dans un coin de ma tête. Sa mort ne date que de quelques minutes auparavant, et je ne me souviens déjà plus du son de son rire, ni de l’éclat de vie qui illuminait ses yeux verts émeraude. Je pousse un cri de rage. Je veux vivre. Pour lui, pour nos parents, pour les quelques milliards d’humains qui ont déjà perdu face à ces monstres. Je me débats en hurlant. Ma tête heurte le menton d’un Traqueur qui lâche un gémissement. Je n’ai pas le temps de calculer mes chances de m’en sortir, ni d’hésiter, ne serait-ce qu’une seule minuscule seconde. Et avant que mon bras ne réussisse à atteindre l’arme du Traqueur à terre, une douleur vive se répand à l’intérieur de mon crâne. Et je sombre.


J’ouvre les yeux, haletante. Une tête souriante se penche sur moi. C’est un homme roux, le visage parsemé de tâches de rousseurs et d’une peau aussi blanche que la peinture des murs qui nous entourent.
« Bienvenue sur Terre. » me lance-t-il.
Je hoche la tête pour le remercier, mais sans sourire. Les souvenirs de mon hôte m’ont trop bouleversé.
« Terre. » répété-je dans un murmure.
« Je suis Petit Guérisseur De Maux. Un Soigneur. Et vous ? »
« Rayon d’Or Sur l’Ecume. »
« Ench… »
« Mais appelez-moi Mélodie. » le coupé-je.


Dans la chambre de mon nouvel appartement, il y a un grand miroir. J’ose y jeter un coup d’œil. Mon nouveau visage est beau. Mon corps également. Mes doigts glissent sur ma peau. Je me regarde longtemps, admirant les traits de ce nouvel hôte, si différent des Dauphins.
« C’est le mien ! » hurle une voix dans ma tête.
Je porte machinalement mes deux mains de chaque côté de mon crâne, surprise.
« T’as rien à faire là ! Dégage ! » enchaîne-t-elle.
« Mélodie ? » demandé-je timidement.
« Félicitations. Ça ne t’a pas suffi de me prendre ma vie, fallait que tu t’appropries mon prénom, aussi ?! »
Sa colère est grande. Elle lutte contre moi. Je me sens coupable. Chaque cellule de notre corps n’est que rage et haine. Elle me fait peur.
« C’était un hommage. Le prénom est une partie de toi. » dis-je, calmement.
Ma réponse la calme un peu. Le fait qu’elle résiste ne m’inquiète pas. Pas encore, en tout cas. La seule chose qui m’effraie, c’est qu’elle arrive à me battre, et qu’elle reprenne les rênes.
« Si je fais ça maintenant, je serais officiellement morte. » me répond-t-elle. « Mais je n’ai plus rien à perdre à présent. ».
Je m’installe sur le lit. C’est un duel dans mon cerveau. J’essaie de contenir ses excès d’émotions. Je repense à la manière dont les Traqueurs l’ont capturé. Et à Fred.
« Je suis désolée pour ton frère. Il a été très courageux. Et toi aussi. »
Elle n’est plus en colère. Elle est abattue. Elle n’a pas eu le temps de faire le deuil de son frère. Notre conversation s’arrête là, et je fixe mon reflet dans le miroir, sans un mot, respectant ses pleurs silencieux.


« Aide-le, Rose ! » m’ordonne Mélodie.
Rose. Rayon d’Or Sur l’Ecume. Ingénieux. C’est le surnom qu’elle seule me donne. Elle refuse toujours que je me présente sous ce prénom. Et je n’ai jamais compris pourquoi. Quand on surnomme une personne, la plupart du temps, c’est par amitié. Ou par amour. Mais elle ne m'aime pas.
« Ce prénom fait partie de moi, pas vrai ? Tu oublies tes propres phrases philosophiques ? Et puis, ton nom, là, Rayon de Soleil Qui Perd Ses Plumes, c’est super long à dire dans les cas d’urgence, comme celui-là. Bouge tes fesses. Tu dois le sauver. »
Je souris malgré la situation. Je suis des yeux le jeune homme qui tente de se sauver dans la forêt qui borde la ville. Des Traqueurs sont à sa poursuite. J’hésite. Je ne sais pas si c’est une chose intelligente à faire ou pas. Je suis une âme, après tout. Je suis une âme et je suis à ma place, ici, à Chicago, l’endroit où je me suis installée, il y a peu de temps. San Francisco nous faisait du mal à toutes les deux. A chaque pas, un nouveau souvenir de Mélodie se dévoilait. Elle était trop triste pour lutter. Et ses émotions sont les miennes. Je n'ai pas envie de m'aventurer dans un endroit que je ne connais pas, à tenter de sauver un résistant qui n'hésitera pas à me tirer dessus.
« Tu veux qu’on reparle de ce que tu m’as fait ? » me lance-t-elle, d’un ton ferme. « Attends ! J’ai mieux ! On n’a qu’à attendre que cet homme soit contaminé par un de tes potes parasites et puis, on va prendre le thé tous les trois ensemble, d’accord ?! »
Elle est en colère. Je m’efface. Mélodie reprend le contrôle de ses jambes. Une petite minute. Avec les forces qui lui restent, elle nous dirige vers la forêt, là où Traqueurs et résistant ont engagé une course-poursuite. Et puis, elle me les rend. Mais je ne ralentis pas le rythme. Sa détermination m’a atteinte.


« Par ici ! » murmuré-je.
L’homme fait volte-face, le couteau à la main. Je sors la tête du buisson derrière lequel je viens de me cacher. Le plan de Mélodie est parfait. Je suis sûre que l’inconnu va s’en sortir.
« Rassure-le. Sois ferme et sûre de toi. »
« Je vais vous aider ! Vous n'avez pas le choix de toute façon ! »
Il arque un sourcil et avance vers moi d’un pas lent. Je lui attrape le bras, ignorant son arme tranchante. Je le force à prendre ma place, tandis que je jette des regards inquiets aux alentours, espérant que les Traqueurs n’ont pas encore retrouvé sa trace. Il tremble légèrement.
« Tes yeux, Rose, tes yeux. » me répond Mélodie, horrifiée.
Mais je n’ai pas le temps de réaliser. L’inconnu m’assène un violent coup de poing au visage. Je lâche un bruit sourd, des points de toutes les couleurs défilant dans mon champ de vision. Alors qu’il va pour doubler son attaque, il s’immobilise brusquement.
« Le résistant n’ira pas loin. Nous sommes supérieurs en nombre. »
Je sens Mélodie tressaillir à l’intérieur de mon crâne. L’homme se replie sur lui-même. J’essaie de me remettre de sa réaction envers moi. Mon doigt se pose sur mes lèvres pour lui faire signe de se taire. Je me lève et m’éloigne discrètement du groupe de Traqueurs, en titubant, suivie du regard hébété du résistant. J'ai mal à la mâchoire. Et je me la frotte rapidement pour essayer de faire partir la douleur. J'inspire profondément. Je n’ai jamais menti de ma vie. Nous, les âmes, sommes toutes honnêtes les unes envers les autres.
« Ne fais pas ta précieuse, Rose. Tu leur mens depuis que toi et moi, on se parle à l’intérieur de notre tête. ».
Elle a raison. Je prends mon courage à deux mains et hurle en courant vers eux. Les Traqueurs se tournent vers moi, surpris.
« Il m’a frappé ! J’ai eu peur, je me suis enfuie ! »
Une Traqueuse m’entoure les épaules de son bras et j’enfouie mon visage dans mes paumes, en essayant de paraître bouleversée.
« C’est horrible ! Attrapez-le ! Il est parti par là. Je vous en prie, je ne veux avoir de nouveau a subir une souffrance pareille ! »
Ils acquiescent tous et la jeune femme me caresse les cheveux.
« Ne vous inquiétez pas, nous l’aurons. » me dit-elle.
« Oh, pitié ! C’est quoi cette fausse compassion ? » se moque Mélodie.
« Tout va bien aller. Je vais vous raccompagner. »
« Dis non ! Refuse ! »
J’obéis et secoue la tête en guise de réponse. L’âme n’insiste pas et rejoins les autres, déjà parties sur la fausse piste du résistant. Celle que je leur ai donnée. Et je reste là, immobile. Je ne suis pas humaine. Mais je ne suis plus vraiment une âme non plus, à présent.
« Merci. » me lance l’inconnu. « Je ne sais pas pourquoi tu as fait ça, mais merci. »
« Il est beau. » me souffle Mélodie.
Je hoche la tête. Approuvant la remarque de Mél. Mais le résistant le prend pour lui. Il avance vers moi, mais je recule. Il lève les bras, en signe de paix et continue de s’approcher de moi. Il me contemple longtemps. Trop longtemps. Je ne sais plus où me mettre. J’ai l’impression d’être un monstre.
« C’est ce que t’es, de toute façon. »
Sa remarque me fait mal au cœur et je me mords la lèvre.
« Mais je suis contente d’être tombée sur toi. »
« T’as beau être un parasite, tu m’inspire confiance. »
Je souris timidement. Il me tend la main.
« Je m’appelle Jake. Et toi ? »
Nous répondons en même temps : « Mélodie. »


« Où est-ce qu’on va ? » demandé-je à Jake, en tentant de rester à sa hauteur.
Il a de grandes jambes. Il marche vite.
« Est-ce que ça te regarde ? Pourquoi tu m’as suivi, d’ailleurs ? »
Moi-même je ne sais pas. Je ne me sens plus à ma place chez les âmes. Peut-être qu’avec lui, ce sera différent. Au départ, il pensait que j’allais retourner dans mon appartement confortable et moderne et continuer à vivre, comme si l’épisode du sauvetage n’était jamais arrivé. Mais non. J’ai préféré l’accompagner car je veux le protéger. Je veux le protéger alors que je le connais à peine.
« Je… » commencé-je.
« Avoue. Il te plaît. » me demande Mélodie.
Je me stoppe. Et fixe le dos de Jake, qui continue à avancer au milieu de ce désert. J’ai chaud, terriblement chaud et je fatigue. Et la remarque de Mél m’a totalement déstabilisé.
« Nous, les humains, sommes particulièrement sensibles à tout ce qui concerne l’amour. Et la reproduction aussi, mais ça, c’est une autre histoire. »
Mélodie me fait partager des souvenirs. Des souvenirs jusque-là inconnus.
Des baisers brûlants, des caresses douces, des mots d’amour.
Je secoue violemment la tête pour essayer de chasser une vision dégoûtante.
« ARRETE-CA MELODIE ! » hurlé-je.
Elle rit et obéit. Jake s’est arrêté et me regarde bizarrement.
« Tu te parles à toi-même ? »
Je rougis. Mais il ne perçoit rien, car heureusement, mon visage est déjà rouge tomate.
« Tu vas rester là longtemps ? J’ai pas le temps de t’attendre. » enchaîne-t-il.
Je reprends ma marche en me mordant la lèvre. J’arrive à son niveau et il plonge son regard dans le mien. Je tremble un peu.
« J’avais jamais remarqué que t’avais de beaux yeux. T’es peut-être un mille-pattes, mais ton regard est magnifique. »
Je ne sais pas comment réagir. Il me fait un compliment, mais il continue de me surnommer par un nom d’insecte. Il rit.
« Fais pas cette tête, Mélodie. »
Il me prend la main, et se remet en marche. Je me sens soudainement bien. Plus légère. Comme libérée.


« Tu es une battante, pas vrai, Rose ? Tu es une super-âme. »